Le cou de Renée Sintenis, les cervicales là.
Tellement sur les nerfs ça fait depuis plus d’une semaine que je m’en suis coincé un, rien à voir avec l’histoire de l’art. Aux urgences à 04h45 la médecin a écrit “névralgie cervicale conflictuelle”, évidemment j’ai pensé à une exposition “Conflictu’ELLES - Pionnières femmes artistes qui se battent fort fort blabla [insérer des dates random interchangeables]”. Je crois que ça m’a encore plus tendue. Mais bref, j’ai pu assister samedi dernier à ce glorieux colloque « Censurer les arts – Encadrer les corps », organisé par l’association Queerinal et le Laboratoire Corps, Genre, Arts de l’association EFiGiES, dont le programme était aussi stimulant qu’il y parait.
J’avais aussi promis sur les internets un Top 10 des femmes artistes les moins empouvoirantes et les moins puissantes de l’histoire de l’art, un peu pour me moquer de toute cette com’ qui accompagne les discours sur les femmes artistes. Malheureusement, ça n’arrivera pas parce que ça n’a aucun sens l’empouvoirement et la puissance.
Pensées en vrac :
Lister les moins empouvoirantes et les moins puissantes de l’histoire de l’art revient à entretenir l’idée qu’il existe des femmes artistes qui “méritent” - et que donc d’autres ne méritent pas - d’être connues pour le mérite qu’on leur attribue. Cela nécessite une sorte de grilles de critères, de jugements de valeur, de mise en compétition aussi. Ça me rappelle aussi trop le slogan “pouvez-vous nommer au moins 5 femmes artistes ??”, et le contresens qu’il transporte : celui de la concentration de toute l’attention sur les cas individuels et de la célébration des personnalités qui auraient réussi par elles-mêmes à la force de leurs poignets. Ce qui revient à occulter les spécificités de leur milieu social (pour le XIXe siècle par exemple très souvent bourgeois et privilégié) et des luttes collectives. Cette systématisation des fiches biographiques qui nous empêchent de restituer les réseaux, qui ne fonctionne que par notice dont on peut percevoir de mieux en mieux les limites, conduit à appauvrir la discipline, en donnant l’illusion que “le travail est fait”, que “c’est déjà pas mal qu’on puisse citer 5 artistes femmes”, alors que l’on devrait au contraire être plus exigeant·es, parce que nous le pouvons, dans les expositions, dans la communication des musées pour la valorisation de leurs collections.
Être exigeant·es ça ne veut pas dire balayer les problématiques de genre qui essaiment leurs carrières, parce que non, ce ne sont pas des “artistes comme les autres”. Il est en revanche peut-être intéressant d’envisager que les femmes artistes puissent ne pas avoir été exceptionnelles. Elles ne sont pas systématiquement reléguées à la marge - par exemple pour le XIXe siècle elles côtoient à la fois des environnements mixtes (le Salon) et non mixtes (les ateliers réservées aux femmes) - et profitent aussi pour certaines d’appuis au sein de structures comme leur famille ou des groupes et réseaux de femmes - je pense évidemment à l’Union des femmes peintres et sculpteurs. Certaines se sont cantonnées par choix, par spécialisation, par logique de marché - Rosa Bonheur à tout hasard -, par nécessité économique à certains sujets et médiums. Certaines ont été entravées, c’est clair, d’autres ont pu poursuivre une carrière. Mais “les femmes artistes” ne constituent pas un groupe homogène et c’est dans la complexité et les contradictions de cette appellation - qui peut d’ailleurs être interrogée dans toute la binarité qu’elle sous-entend - que résident les richesses d’analyses plus poussées. Sans relativiser les obstacles et le poids d’une société patriarcale, ces artistes ne peuvent pas être analysées au seul prisme de la puissance de “l’artiste pionnière” par exemple, celle qui aurait tout fait en premier, parfaitement. Au-delà de la connotation coloniale, ce terme des “pionnières” renforce l’idée d’une histoire de l’art des individualités que l’on pourrait pourtant dépasser. C’est penser l’histoire de l’art comme une progression dans le temps qui façonne les héroïnes de son récit. C’est décomplexifier l’histoire de l’art, c’est la vider de ce qui fait son intérêt, c’est comme parler “d’oubli” sans s’interroger sur les causes de celui (spoiler : non ça n’est pas que le patriarcat), sans s’intéresser à comment s’écrit l’histoire de l’art (spoiler : pas toute seule), qui produit les savoirs et qui leur donne une visibilité.
Se concentrer en boucle sur les mêmes individues c’est promouvoir une hypermnésie de certaines artistes aux dépens des réseaux, de l’histoire collective, c’est retomber dans les travers d’une histoire de l’art des génies masculins, des grands maîtres, sur fond parfois de feminism washing, pour nous vendre mieux des récits, des produits, du développement personnel, des bêtises. C’est en fait reconstruire un canon, “au féminin”, dont on connait aussi les limites.
Créer de nouvelles super héroïnes artistes comme on a créé des super héros artistes - les “génies” - c’est reproduire la fiction de l’artiste hors contexte, qui n’existerait que par elle-même, dans un idéal de pureté absolue. C’est de l’histoire de l’art homéopathique : c’est vrai que ça ne fait de mal à personne, ça rassure, ça fait peut-être du bien. Mais à trop placer sur un piédestal des artistes femmes on arrive à en attendre beaucoup trop d’elles : qu’elles aient été militantes féministes de la première heure, progressistes, des génies torturées, des grandes maîtresses au talent incompris et brimé, des artistes maudites. Vous sentez la reproduction des récits d’histoire de l’art des génies masculins ?
C’est un peu décousu et vraiment en vrac mais ma semi-conclusion ce serait soyons plus malin·es, non ?
A lire, pour creuser, surtout le paragraphe 23 : Fabienne Dumont, Séverine Sofio, « Esquisse d'une épistémologie de la théorisation féministe en art », Cahiers du Genre, 2007/2 (n° 43).
à vif
cœurs
Scientifiquement vénère. La campagne de financement de l’ouvrage musé·e·s, un ouvrage collectif autour des musées et des féminismes est lancée ! C’est un projet d’ouvrage porté par l’association Musé·e·s qui m’a d’ailleurs invitée à écrire dedans, ainsi qu’une vingtaine d’autres contributrices et contributeurs. J’ai trouvé le projet particulièrement intéressant à la fois sur le fond et dans la démarche (notamment dans la répartition du budget).
Ce qu’il y aura dans ce livre en trois points :
“Un panorama des recherches sur le sujet : ce dont nous avons besoin pour prendre de la hauteur, aiguiser notre regard avec des outils théoriques et recevoir des informations pertinentes grâce à l’observation de terrain”.
“La parole sera donnée à celles et ceux qui au cœur de leur vie professionnelle ont mis en place des initiatives inspirantes. Cette partie offrira un point de départ, de repère, démontrant que l’utopie peut devenir réalité grâce à leurs expériences”.
“Témoignages de militant.e.s et/ou usager.ère.s : leurs rêves, leurs colères, leurs envies.”
Sur le site de financement participatif dont la campagne se termine en mars (!) on peut déjà voir nos titres de travail. J’ai trouvé ça stimulant, important et intelligent, j’espère que ça pourra se faire et que l’ouvrage rejoindra vos bibliothèques aux côtés d’autres livres sans doute supers.
aucun express
la mémoire dans les yeux
La mémoire encore vive : l’empreinte de ce bouquet dans l’oeil, vu à l’exposition Signac collectionneur au musée d’Orsay. Juliette Cambier (1879-1963), née Ziane, dont les peintures sont comparées par la critique à celle d’Odilon Redon dans l’esprit, fait l’objet d’un texte de présentation de l’artiste dans le catalogue de l’exposition, rédigé par Lucile Pierret. On y apprend les liens que la peintre belge entretenait avec Signac qui possédait des oeuvres d’elle dans sa collection - dont cette peinture Ma cheminée - et son rôle d’intermédiaire entre la Belgique et la France.
radar
wonder if you know
you're on my radar
Dernière minute. Relayé par Marie Chênel sur Twitter : Cette fois, parlons du genre c’est le thème de l’assemblée de la d.c.a, association française de développement des centres d’art contemporain et de ses homologues européens et ça a l’air super. On peut s’y inscrire pour y assister en distanciel pour les sessions des 8 mars, 12 avril, 10 mai et 7 juin 2022.
Si vous êtes à Poitiers le 22 février. Une visite est organisée autour d’une nouvelle acquisition du musée Sainte-Croix : le tableau de Maria Blanchard, La couturière, 1923. Le musée poursuit sa politique d’acquisition d’oeuvres de femmes artistes. Il est l’un des grands prêteurs de la prochaine exposition du musée du Luxembourg puisqu’il a de nombreuses oeuvres d’artistes femmes des années 1920 dans ses collections telles que celles de la sculptrice Sarah Lipska ou encore de la peintre Romaine Brooks.
“New US Postal stamps honoring Black and Native American sculptor Edmonia Lewis”. Hakim Bishara signe dans Hyperallergic un article sur un nouveau timbre à l’effigie de la sculptrice Edmonia Lewis : “Edmonia Lewis, Prominent Black and Ojibwe Sculptor, Gets Her Own USPS Stamp. The stamp will debut on January 26 at the Smithsonian American Art Museum.”
Et in archéologie ego. Il faut lire cette introduction de Loubna Ayeb et Élise Pampanay “Les études sur le genre en archéologie, histoire et histoire de l’art” au numéro dédié “Aux frontières des genres” de la revue en ligne Frontière·s dans lequel on retrouve aussi avec plaisir des contributions de Isabelle Algrain et Laura Mary.
Week-end à Rome (facile oh ça va). L’exposition Una rivoluzione silenziosa. Plautilla Bricci pittrice e architettrice se tient en ce moment et jusqu’au mois d’avril 2022 à la Galleria Corsini sur la peintre et architecte romaine Plautilla Bricci (1616 – 1690). J’étais tombée sur cet article *technique* de Thierry Verdier, “La villa Benedetta et la difficile carrière de Plautilla Bricci, femme architecte dans la Rome du XVIIe siècle” dans un numéro spécial Femmes, architecture et paysage des Livraisons d’Histoire de l’architecture de 2018.
chercher (sur) le feu
chercher (sur) le feu - une rubrique qui présente des travaux en cours ou achevés au croisement de l’histoire de l’art et des études de genre et d’autres disciplines. Dans les abysses des recherches enfouies, un sous-marin traque à l’aide d’un sonar les ondes inaudibles à la surface.
On commence avec la recherche sur le feu de Twitter avec le mini thread de Melon du Lagon qui profite de l’anniversaire du Centre Pompidou pour rappeler quelques données sur les femmes artistes dans les collections :
Des billets sur les carnets Hypothèses !
Le billet nourri sur “Les Femmes dans les séries : premier épisode. La série Bauhaus – Un temps nouveau”. Il est issu des réflexions de Marina Deleuze abordées au sein de son mémoire “Les femmes artistes dans la République de Weimar, entre conformisme et émancipation ?” dirigé par Monsieur Patrick Farges (Université de Paris, 2021).
Le billet de B-Abel Delattre sur son carnet “100 ans, l’âge de la consécration pour Françoise Gilot ?”, à lire en écho à la vente de quelques œuvres de l’artiste dimanche dernier à Saint-Cloud.
Le billet *séparer l’artiste de l’exposition* d’Aliénor B.-Valois et B.-Abel Delattre sur l’exposition Martha Wilson au Centre Pompidou qui pose la question de l’accessibilité au grand public (traduction, explications, pédagogie), un angle qui me plait et qui reste rare à lire. C’est sur le carnet de l’ARQ “Focus sur Martha Wilson au Centre Pompidou : une exposition accessible ?”.
retro-source vers le futur
parce qu’on n’a pas inventé l’eau tiède en 2022 : nos “redécouvertes” et débats actuels sont souvent des réactivations de discussions antérieures, qui étaient déjà en germe ou bien ancrées chez d’autres depuis des années.
Lou Albert-Lasard (Metz, 1885 – Paris, 1969) est une artiste qu’on avait pu voir exposée au monastère de Brou à Bourg-en-Bresse cet été pour Suzanne Valadon et ses contemporaines. On trouve ses oeuvres à Strasbourg, au MAMCS qui suite à un don exceptionnel en 1992, conserve 2010 œuvres de l’artiste (en majorité des dessins à l’aquarelle).
Proche de Rainer Maria Rilke avec qui elle entretient une émulation intellectuelle, Lou Albert-Lasard témoigne dans cet entretien de ses rapports avec le poète allemand, mais pas que, puisqu’on apprend aussi qu’elle sculptait. Comme souvent dans des papiers laudatifs lorsqu’il s’agit d’une femme artiste, un des grands poncifs est de comparer sa pratique à celle d’un homme pour complimenter son travail. Rilke est donc cité dans le titre “L’énergie de sa peinture n’est pas celle d’une femme”. Puis plus loin “chaque fois le problème est attaqué, dépasse de loin ce qu’on oserait attendre d’une femme”. Nous sommes en 1955 et l’appréciation ultime sur la peinture produite par une femme reste qu’elle égale celle d’un homme. On observait la même rhétorique déjà au XIXe siècle (et même avant en réalité) pour des artistes comme Camille Claudel dont les sculptures avaient - selon la presse de l’époque1 - un caractère “viril” et étaient donc de qualité.
Pour creuser cette question “peinture de femme” voir l’ouvrage de Catherine Gonnard et Elisabeth Lebovici, Femmes artistes, artistes femmes, Paris, de 1880 à nos jours, Paris, Hazan, 2007.
merci d’avoir lu cette newsletter,
morose morisot
J’en profite pour renvoyer au travail de Sophie Gauthier, Les images de Camille Claudel dans les discours critiques de son époque, mémoire de maitrise sous la direction de Madame Marie-Victoire Nantet, U.F.R. de Lettres Modernes de l’Université de Reims Champagne-Ardenne, 2002-2003.