
Les boites mails explosent en ce retour d’été, on zappe plein de trucs. Cette newsletter ne fera sans doute pas exception, triste mais juste : déjà trop de choses à lire. J’ai passé mon été à râler dans les sous-sols de la BnF, à boire beaucoup d’eau, à tenter de donner de la valeur à ce que j’écris. C’est sans doute le plus dur, d’autant plus qu’on est en histoire de l’art, qu’on sait qu’on a pas beaucoup d’avenir dans ce bizz (manque de postes, de volonté politique, de reconnaissance de la discipline et d’argent, et tant d’autres raisons mais vous n’êtes pas venu·es pour souffrir). Hormis ces moments de lucidité, je continue et persévère sans doute par orgueil, sans doute parce que ça me plait et que la recherche en histoire de l’art est l’une des rares choses qui m’excite encore dans ce monde qui collapse.
Cet été j’ai quand même vu des expositions, celles qui sont à l’Est : Marcelle Cahn au MAMCS de Strasbourg (elle est finie mais sera visible au MAMCS de Saint-Etienne à partir de novembre) et Eva Aeppli au Centre Pompidou Metz qu’on peut voir jusqu’au 14 novembre. Marcelle Cahn on avait pu la voir dans les deux dernières expositions parisiennes sur les femmes artistes Pionnières et Elles font l’abstraction. Eva Aeppli a été exposée lors de l’accrochage Elles@centrepompidou en 2009.
Je n’aime pas l’histoire de l’art justicière. C’est-à-dire que ‘réhabiliter’ des artistes oubliées ne m’intéresse pas vraiment. Déjà parce que je ne sais pas vraiment ce que ça veut dire. C’est, il me semble, une démarche dont les limites restreignent et simplifient beaucoup trop les problématiques de genre. À propos de la réthorique de ‘l’oubli’ et de ses dangers (oui), j’avais lu cet article qui rejoint mes questionnements sur l’emploi de ce mot quand il est question d’artistes femmes. C’est un choix de construire une nouvelle légende de l’artiste, à partir de la narration de l’héroïne, de l’oubli, de l’injustice et du talent. Autant de fantaisies qui parfois éclipsent un peu trop - à mon goût - les véritables et complexes enjeux des carrières d’artistes, de leur contexte de production, et de la réception de leurs œuvres auprès des publics, des communautés.
Ce que je retiens de ces deux expos Cahn et Aeppli - que j’ai beaucoup aimé - c’est que la manière dont on présente une artiste n’est jamais neutre dans un musée. Eh oui, on tombe de l’armoire. C’est un choix de vendre une exposition en basant ses supports de communication sur la réthorique de l’oubli, c’est un choix de ne pas le faire.
Pour ces deux expositions, les commissaires ont fait le choix de ne pas enfermer Marcelle Cahn et Eva Aeppli dans un rôle pantomime de la femme artiste oubliée. On était dans un propos intelligent, peut-être manquant de contexte pour Cahn dont on aurait aimé qu’elle ait été présentée en regard de ses contemporain·es avec lesquel·les elle a exposé. Ce choix de montrer des œuvres, en cherchant plus loin que le seul effet de communication justicière, est particulièrement bien mené dans l’expo Aeppli. On en apprend beaucoup sur ses liens avec Niki de Saint-Phalle, sur ses amitiés, ses collaborations, avec Jean Tinguely et c’est rafraîchissant. A Strasbourg et à Metz on ne fait pas de Cahn et Aeppli des héroïnes hors du commun. Non pas parce que leurs travaux n’ont pas de valeur, au contraire. C’est justement parce qu’elles sont bien plus que des projections au service d’un story-telling creux et interchangeable destiné à régurgiter inlassablement les mêmes éléments de langage qu’on voit pulluler ces derniers temps dans bon nombre d’expositions en France.
à vif
cœurs

C’est une échappée vers la sculpture pour Paule Vézelay qui peint aussi. Tériade dans un petit article de 1930 se fait le défenseur de ‘l’art authentiquement féminin de Paule Vézelay [qui] […] nous promet une bonne recrue pour la peinture féminine et sans doute un peintre.” Il s’inscrit dans les débats déjà vifs (mais ce depuis au moins le XVIIIe siècle) autour de cette étiquette de “l’art féminin” et qu’il est passionnant d’analyser de nos jours.
“Paule Vézelay qui nous révèle aujourd’hui ses travaux semble marcher sur cette voie sévèrement artistique. Ses toiles, d’une étonnante fragilité où la science graphique du peintre et son goût des tachages subtils s’allient à une imagination heureuse, semblent des œuvres impalpables, à peine touchées, aériennes sans être moins denses pour cela ni moins vivantes.”
Une fragilité qui peut aussi s’appliquer à cette sculpture, ces coquillages, ces crustacés.
radar
wonder if you know
you're on my radar
Constellations créatrices. C’est un colloque en ligne des Jaseuses auquel j’ai participé et dont la vidéo est toujours en ligne, mais je n’ai pas pu produire de texte (manque de temps et d’énergie) pour les actes qui sont publié dans le dernier numéro de la revue GLAD! en ligne. Au sommaire, que des textes super, et pour l’histoire de l’art on lira ceux de Mathilde Leïchlé et Marie-Dominique Gil.
19 septembre. Je serai à Tours au musée des beaux-arts pour parler de la formation artistique des artistes femmes (XIXe et XXe siècles - en une heure c’est un défi c’est une péninsule oui).
Calendrier. Aux journées du matrimoine si vous êtes à Paris, il y a des évènements qui peuvent intéresser la team histoire de l’art (et les autres teams ofc) : L’histoère Couzué : à partir de l’oeuvre de l’artiste bretonne Jeanne Malivel (1895-1926), il y aura la lecture d’un conte en vers méconnu Les Sept frères, en gallo et français contemporains et une rencontre autour de la broderie sur linge de maison revisitée. C’est dans le 6e, Chez Mona, les 17 et 18 septembre après-midis. Rendez-vous à l’espace Des Femmes, aussi dans le 6e, pour voir l’exposition Roberta Gonzalès (1909-1976), visible jusqu’au 30 septembre. À l’occasion des journées du matrimoine, des évènements sont organisés autour de son journal intime. Enfin, si vous trainez encore rive gauche, c’est l’occasion de découvrir les 17, 18 et 19 septembre l’atelier de la sculptrice Chana Orloff dans le 14e arrondissement, un endroit superbe que j’avais adoré visiter l’an dernier.
Carnet de vacances. J’ai enfin pris le temps d’écrire sur l’importante exposition ‘What joy to be a sculptor !’ Swedish Women Artists 1880–1920, vue au Nationalmuseum de Stockholm, et dont le commissariat est assuré par Linda Hinners. Elle finit aujourd’hui mais j’ai écrit cette première partie, la suite consacrée au catalogue qui est aussi pertinent que l’expo arrive bientôt : Pleins feux (de joie) sur les sculptrices suédoises au Nationalmuseum de Stockholm – part. 1.
KK en contexte. Regards croisés sur Käthe Kollwitz qui contient les actes du colloque international des 12-13 décembre 2019 à Paris, (Galerie Colbert, Centre allemand d’histoire de l’art), ainsi que d’autres textes, sur l’artiste allemande est sorti aux édition de L’Atelier contemporain. Agréable, accessible, et richement illustré, il est dirigé par Marie Gispert et Bertrand Tillier.
Soufflé par Emilie O. E. L’exposition “Carolee Schneemann - Body Politics” a ouvert au Barbican à Londres le 8 septembre (jusqu’au 8 janvier 2023). Soufflé par Adèle C. le recueil de textes de Carolee Schneemann Cezanne, She was a Great Painter publié pour la première fois en 1974 : “Around twelve years old I knew a few names of ‘great artists.’ . . . I decided a painter named ‘Cézanne’ would be my mascot; I would assume Cézanne was unquestionably a woman.”
Enfin ! Après de nombreux reports, l’exposition Alice Neel ouvre ses portes au Centre Pompidou à Paris le 5 octobre. L’occasion de voir des œuvres de celle qui a portraituré - entre autres personnalités - Linda Nochlin.
Replay. Avant d’aller voir (ou pas) l’exposition Frida Kahlo au musée Galliera à Paris qui ouvre le 15 septembre, on regarde la conférence “Art et Féminismes” donnée par l’artiviste La Tessita Tessa Gomez Orcel (Université Paris 8 Vincennes-Saint-Denis) & l’historienne de l’art mexicain et espagnol Sarah Velazquez-Orcel (Université Paris I Panthéon Sorbonne) du 27 avril 2021 à Poitiers qui est en ligne ici.
Un nouveau carnet de recherche en ligne ! L'artbre qui cache la forêt par Lyse Vancampenhoudt, avec un premier billet qui s’intitule “Portrait of a lady: un petit vernis de genre tout prêt à s’écailler” et revient sur l’exposition “Portrait of a Lady” qui a fermé ses portes le 4 septembre à la Fondation Boghossian (Bruxelles).
chercher (sur) le feu
chercher (sur) le feu - une rubrique qui présente des travaux en cours ou achevés au croisement de l’histoire de l’art et des études de genre et d’autres disciplines. Dans les abysses des recherches enfouies, un sous-marin traque à l’aide d’un sonar les ondes inaudibles à la surface.
Déborah Philippe a réalisé son mémoire de master II d’histoire de l’art à l’Université d’Aix-Marseille sur l’artiste Alix Aymé (1919-1948).
point de départ et sources
“Il y deux ans je désirais réaliser un mémoire en lien avec le Vietnam, afin de créer une passerelle entre les deux pays. J’avais eu l’opportunité d’apprendre la langue, d’étudier et approfondir la culture vietnamienne. Il paraissait évident que travailler sur les transferts culturels, avec un double point de vue, serait d’une grande richesse. Ne pouvant voyager à l’étranger, il fallait se diriger vers la période coloniale. Ce n’est pas la période la plus simple en connaissant la réception des colonial studies et la manière d’aborder ce sujet qui est sensible. La majorité des archives indochinoises est retournée en France après la décolonisation, et plus particulièrement à Aix-en-Provence. Les recherches semblaient être a priori simples d’accès, mais les archives ne sont pas encore toutes identifiées (il y a encore plusieurs kilomètres qui n’ont pas été ouverts depuis le rapatriement juste pour le fond indochinois) et certaines sont restées sur place.
la question des œuvres
Après avoir dépouillé les premiers catalogues d’exposition traitant de la période indochinoise et de la naissance de l’art vietnamien, un nom revenait sans cesse : Alix Aymé. Ses œuvres étaient peu présentes mais une chose me sautait aux yeux : l’héritage du japonisme se dégageait de ses laques. Cependant, personne ne s’était attardé sur la richesse des traditions picturales occidentales et extrême-orientales dans ses productions -ne parlons même pas de son lien avec l’art sacré qui a été occulté-. On y voit tantôt du Gauguin, du Redon, du Denis -son maître- comme du Kôrin et des grands maîtres de l’ukiyo-e. Qui est cette artiste ? Pourquoi ne la signale-t-on que pour sa contribution à la relance de la laque ? Après plus d’un an de recherches, j’ai choisi d’approfondir ses influences et ses échanges avec les premiers peintres modernes vietnamiens tels que Nguyễn Phan Chánh et Nguyễn Gia Trí. Ces derniers étaient des étudiants de l’École des Beaux-Arts de l’Indochine, où l’artiste avait enseigné dans les années 1930. Les transferts culturels sont visibles, ce contexte colonial montre qu’il a favorisé les échanges artistiques entres les colons et les colonisés, et ce, dans les deux sens. Certes, l’administration et les critiques artistiques voyaient ce fait avec méfiance et un certain dégoût… surtout quand il ne s’agit pas que d’une création française. En effet, le co-fondateur est le peintre Nam Sơn, originaire du Tonkin et souhaitait créer et enseigner un art national.
les apports du sujet
Ce sujet est un formidable terreau pour confronter l’histoire de l’art du point de vue français et vietnamien, il est également intéressant car il touche à de nombreux domaines : archéologie, anthropologie, ethnologie, ou encore les gender studies. En effet, Alix Aymé est une femme - n’en déplaise à certains journalistes de l’époque qui la prenait pour un homme-, et être une femme et artiste qui se déplace sans mari dans les colonies est très mal perçu. De surcroît lorsqu’il s’agit d’une mère divorcée ayant laissé son enfant en métropole pour accomplir un périple périlleux au Laos afin d’être au contact des plus petites ethnies et d’apprendre les us et coutumes.”
retro-source vers le futur
parce qu’on n’a pas inventé l’eau tiède en 2022 : nos “redécouvertes” et débats actuels sont souvent des réactivations de discussions antérieures, qui étaient déjà en germe ou bien ancrées chez d’autres depuis des années.
“Le mouvement féministe tel qu’il est constitué à
présent est
Imparfait”
En ce moment je lis le Manifeste féministe de Mina Loy (1882-1966). Ce sont de courts écrits produits entre 1914 et 1919. Le style est vif, le ton est drôle, je pense qu’il faut les lire avec les lunettes d’historienne. L’avant-propos permet de tout remettre en contexte, il est disponible en PDF ici.
Yasna Bozhkova, professeure à la Sorbonne, publie en anglais aux Liverpool University Press un ouvrage sur Mina Loy, Between Worlds. Mina Loy’s Aesthetic Itineraries. J’avais eu le plaisir de l’entendre parler de la formation de Mina Loy en 2019 à la Fondation Giacometti lors d’un colloque sur les académies auquel nous participions toutes les deux.
Artiste singulière, elle faisait aussi des abats-jour, comme nous l’apprend cette pub dans Vogue en 1927. Fun.

merci d’avoir lu cette newsletter
morose morisot - eva belgherbi